Un avant-projet de constitution pour établir un régime présidentiel autoritaire

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La Constitution, comme charte fondamentale d’un Etat, doit poursuivre un idéal commun reposant sur les libertés individuelles, la participation de ses citoyens dans la vie politique et la justice sociale. Cet article s’inscrit dans la démarche citoyenne pour la construction d’une Haïti dont les valeurs de la démocratie et de l’Etat de droit sont au cœur des actions de l’Etat. Haïti a été historiquement un espace de liberté, de justice sociale et de solidarité comme le Père fondateur l’a consacré dans la constitution impériale du 20 mai 1805 en son article 3: « les citoyens haïtiens sont frères entre eux ; l’égalité aux yeux de la loi est incontestablement reconnue, et il ne peut exister d’autre titre, avantages ou privilèges, que ceux qui résultent nécessairement de la considération et en récompense des services rendus à la liberté et à l’indépendance ».

Le pays a connu une pluralité de Constitutions sous l’effet de bouleversement au passage de plusieurs régimes différents les uns par rapport aux autres. En effet, l’ordre constitutionnel haïtien revêt d’une instabilité plus complexe que celui des autres pays comme la France, les États-Unis et certains pays de la région. Ainsi, ces crises répétées dans le sillage de l’environnement politique haïtien ont donné naissance à 23 constitutions. La première a été rédigée sous la colonie en 1801, ensuite, celles de 1805, 1806, 1807, 1811, 1816, 1843, 1846, 1849, 1867, 1874, 1879, 1888, 1889, 1918, 1932, 1935, 1946, 1950, 1957, 1964, 1983 (François Damien, Introduction aux constitutions d’Haïti, 1986) et la dernière en date est celle du 29 mars 1987.

Toutefois, ces constitutions ne sont pas trop différentes les unes des autres nonobstant certaines révisions de quelques articles et changement de régime dans certains cas ; comme le passage de l’empire en 1805 à la monarchie en 1811 et du retour à l’empire en 1849. De 1801 à 1983, nous avons connu une longue période d’autoritarisme au cours de laquelle les présidents ont détenu la quasi-totalité des pouvoirs. La constitution du 29 mars 1987 va enfin permettre à Haïti de connaître l’ordre constitutionnel démocratique par la séparation des pouvoirs, la création d’un poste de Premier Ministre pour assurer l’action gouvernementale et la liberté de conscience.

En effet, ces acquis démocratiques ont été le fruit d’une bataille sans relâche qui, aujourd’hui méritent d’être protégés par la législation nationale. Ainsi, il convient de s’inscrire dans la démarche de consolider les valeurs sociales de la démocratie prescrites par la Constitution du 29 mars 1987 et par conséquent, propose des considérations et critiques sur l’avant-projet de constitution de janvier 2021 du Comité consultatif indépendant.

Par ailleurs, il faut attirer l’attention sur la démarche qui n’est pas conforme au vœu de l’article 284.3 de la constitution de 1987 et ce, pour conserver les acquis démocratiques, la loi mère protège le caractère démocratique et républicain de l’Etat d’Haïti. Ce projet semble, dans une certaine mesure, changer le régime politique en faisant du Président de la République un super chef, un monstre dont les compétences du Premier Ministre et les attributions du Sénat de la République lui sont transférées.

Conscient de l’illégitimité de l’initiative, cet article entend dévoiler une velléité d’attaquer en profondeur le caractère démocratique de l’Etat en déséquilibrant la balance entre les pouvoirs politiques et la création d’un tout-puissant et non un serviteur à la fonction du Président de la République. Ainsi, nous relevons certains points qui sont susceptibles de renforcer outrancièrement et sans équilibre le pouvoir de l’exécutif.

1- la Constitution du 29 mars 1987 en son article 186 a donné un privilège de juridiction au Président de la République, ce qui a permis de le juger pour les actes commis dans l’exercice de sa fonction. Par contre, dans l’avant-projet de constitution, les pouvoirs du Président de la République sont diversifiés et les limites ne sont pas déterminées. L’article 139 de l’avant-projet immunise le Président et écarte toute forme de poursuite judiciaire même après son mandat. Cet article a porté une condition sur les actes liés à sa fonction et ceux accomplis en dehors de sa fonction. À cet effet, cette différence sera très difficile à établir, car tout acte posé par lui au cours de son mandat sera attaché à sa fonction dont les limites ne sont établies clairement. Le problème lié à l’intelligibilité de cette disposition fait du président de la république un chef sans limites et sans contraintes ; ce qui pourrait prolonger l’impunité, car aucune action ne pourra être intentée contre lui puisque la différenciation des actes sera complexe conformément a l’article 139 de l’avant-projet ;

2- l’article 133 de l’avant-projet fait du président le chef de l’Etat et le chef du gouvernement car le poste de Premier Ministre n’existe plus. À ce stade, il assure la fonction de chef de la fonction publique. Le président deviendra désormais l’autorité de nomination dans l’administration centrale nonobstant une délégation de compétence aux ministres de son cabinet. Ainsi, il assurera le contrôle sur les organismes déconcentrés qui étaient rattachés à la primature en tout qui n’est pas contraire à une disposition de l’avant-projet. Cette prérogative risque de politiser l’administration centrale car la nomination d’un agent public fonctionnaire pourra dépendre de ses convictions politiques ;

3- La date du 7 février n’est pas seulement une date constitutionnelle, mais c’est aussi une date qui rappelle au peuple haïtien qu’il a jeté les dés pour mettre fin à la dictature et mettre le cap vers une transition démocratique. L’article 135 du présent avant-projet supprime cette date historique et constitutionnelle. Winston Churchill a dit: un peuple qui oublie son passé se condamne à le revivre. La suppression de cette date qui a marqué la fin de la dictature est assimilable à une volonté d’instaurer à travers une nouvelle constitution un régime politique dont le pouvoir et l’autorité sont concentrés entre les mains d’une personne qu’est le Président de la République ;

4- L’avant-projet confère une compétence législative sous conditions par l’effet des lois d’habilitation qui autorisent le Président de la République à s’immiscer dans le domaine de la loi qui est réservé à l’assemblée nationale. Ce déséquilibre créé par l’article 146 fait du Président de la République un agent législatif ; ce qui lui donne un contre-pouvoir. Or dans tout régime présidentiel classique, les pouvoirs ne doivent pas s’interférer dans les attributions de l’un ou de l’autre. Maurice Duverger, doctrinaire en droit constitutionnel, dans son ouvrage d’Institutions politiques et droit constitutionnel(1970) affirme que les régimes politiques doivent respecter la séparation des pouvoirs dans l’optique de ne pas sombrer un régime présidentiel vers l’autoritarisme. A cet effet, il faut la différence entre un régime présidentiel démocratique et un régime présidentiel autoritaire. Cet avant-projet de constitution rapproche le pays théoriquement vers un régime présidentiel autoritaire ;

5- L’article 147 donne au Président de la République la compétence de nommer par arrêté le Chef d’état-major des Forces armées d’Haïti, le Directeur général de la Police nationale d’Haïti, le Directeur général du Renseignement, les Ambassadeurs et Consuls généraux, le Conseil d’administration de la Banque de la République d’Haïti. Ces nominations seront soumises aux députés qui ont un délai de 15 jours pour réagir. Le refus d’une nomination nécessite une majorité de 2/3 pour être effective ; dans le cas contraire la nomination sera définitive. Nous sommes témoins de plusieurs législatures dans lesquelles le travail est paralysé à cause de l’oisiveté et d’un manque de volonté de travail. Cette disposition ne prend pas en compte l’aspect du travail parlementaire dans le pays et comme de fait, ce délai fixé est un moyen latent pour donner le plein pouvoir au Président en matière de nomination de hauts fonctionnaires ;

6- Prévue par la Constitution du 29 mars en ses articles 185 et 190, la Haute Cour de justice est une juridiction politique compétente pour juger les hauts dignitaires de l’Etat : le Président de la République, le Premier Ministre, les Ministres et les Secrétaires d’État, les membres du Conseil Électoral Permanent et ceux de la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif, les juges et officiers du Ministère Public près de la Cour de Cassation et le Protecteur du citoyen. Sa compétence matérielle est définie autour des crimes de haute trahison et de malversations, forfaiture, excès de Pouvoir; fautes graves commises ou tous autres crimes ou délits commis dans l’exercice de la fonction chacun en ce qui leur concerne.

Compte tenu de l’importance de cette juridiction politique, son président doit être une personnalité au-dessus de toute partisannerie. L’article 235 de cet avant-projet fait du Président de la Cour constitutionnelle, le président d’office de la Haute Cour de justice. De surcroit, le Président de la République a la compétence de designer trois représentants à la Cour Constitutionnelle dont le président pourrait être l’une des personnalités choisies par ce dernier. Donc, il est probable que l’un des représentants de celui-ci préside la Haute Cour de justice qui va juger ce même président qui l’avait choisi. De plus, le Président de la Haute Cour de Justice a une voix prépondérante selon l’article 236. Ainsi, il est fort probable que ce défaut de facticité remet en cause l’impartialité de la Haute Cour de justice dans le cas d’une procédure de mise en accusation est pendante.

Une constitution qui ne représente pas le maximum d’aspirations d’un peuple, est loin de la démocratie et de l’intérêt général. Pour instaurer un système autoritaire, il n’est pas nécessaire qu’il soit expressément consacré dans un texte fondamental mais dans les actions et dispositions légales qui s’opposent aux libertés individuelles et à l’exercice réel de l’autorité publique par les trois pouvoirs de l’Etat. Philippe Braud dans son ouvrage de Sociologie Politique publié en 2007 estime que tout système politique dans lequel les élections n’existent pas ou ne permettent pas réellement une compétition ouverte, l’expression publique d’un désaccord sur la politique du gouvernement n’est pas ou faiblement tolérée et le contrôle entier de l’appareil d’Etat sont constatés peut être qualifié de régime autoritaire.

Dans cet avant-projet, le Président de la république détient le contrôle exclusif de l’Administration, il a la capacité de nommer à lui seul les autorités des forces publiques qui assurent le monopole de la violence légitime de L’Etat. Toujours est-il, il peut, sous certaines conditions, interférer dans les attributions de l’Assemblée nationale. Cette constitution va implicitement créer un tout puissant loin d’être un serviteur de la nation, car dans toute démocratie, le déséquilibre entre les pouvoirs politiques peut représenter un handicap pour le progrès et la stabilité. La constitution du 29 mars 1987 a réduit considérablement les pouvoirs du Président la République dans l’objectif de ne pas consolider aucune velléité dictatoriale. Cependant, dans cet avant-projet le président est devenu un maître ce qui est une entrave pour la démocratie dans le pays.

La Constitution n’appartient à personne, elle appartient au pays dans l’esprit du feu Bâtonnier Monferrier Dorval. La Constitution du 29 mars 1987 est une source d’instabilité. Toutefois, pour la changer ou pour rédiger une nouvelle avec accord général et assentiment populaire, il faut prendre en compte l’intérêt général, les valeurs démocratiques, l’équilibre des pouvoirs, la lutte contre la corruption et la bonne gouvernance.

Me Lacks-Guvens CADETTE
lacksguvens@gmail.com
3 février 2021

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